Lettre au Peuple 4 : Chronique d’utilité discutable, mais potentiellement nécessaire
Peuple,
Je vais vous raconter une histoire vraie. Pas un fantasme d’évasion spirituelle en ligne. Une histoire de retour, de fatigue proprement pliée, de souffle retrouvé. Une histoire de résurrection.
C’est l’histoire d’une femme. Elle s’appelle Aggy. Aggy, c’est un peu ma sœur de silence. Une jumelle intérieure. Une de celles qui ne crient pas, mais qui comprennent. Elle est partie vivre en Europe après le bac, comme beaucoup d’entre nous. Avec un rêve bien habillé d’ascension cousu dans la peau, et dans les poches : un visa à expiration rapide et des promesses en carton recyclé. Elle est revenue quinze ans plus tard. Cassée. Mais vivante.
Pas cassée comme dans les films, avec fond sonore en piano triste et effet ralenti sur les larmes. Non, cassée comme dans la vraie vie. Fatiguée sans en parler. Déçue sans bruit. Vidée à l’intérieur, polie à l’extérieur.
Elle est rentrée parce que la vie en Europe l’écrasait jusqu’au plus profond de son âme. Pas en criant. En retirant juste un peu plus chaque jour l’air, la place, l’humanité. Elle a été cassée par le gris. Par les trottoirs muets, les logements trop petits pour les cœurs trop vastes. Par les « ça va ? » qui n’écoutent pas la réponse. Par les regards vides dans les wagons. Par les boulots qui exploitent sans violence, les taxes qui t’étranglent en silence. Mais surtout par cette solitude particulière : celle qui te suit même en groupe, qui t’interroge sur ta propre existence.
Alors elle est rentrée. L’âme cabossée. L’esprit refroidi par l’hiver. Trois valises, une carrière pourtant florissante laissée en suspens, et comme piste d’atterrissage : sa chambre d’ado, dans la maison familiale.
Peuple, ce retour au pays, ce n’est pas un échec. C’est un acte de survie.
Elle n’a pas crié son retour. Elle s’est glissée dans Libreville comme on retourne dans un rêve inachevé.
Et puis, un jour, pendant un test de rouges à lèvres au marché de Nkembo (oui, même les femmes cassées veulent encore briller un peu), un flyer numérique atterrit dans son téléphone. Un WhatsApp venu d’un ciel complice. Un message doux. Pas une injonction. Une invitation à respirer autrement.
Un nom exotique, presque romanesque : Sharabi Village. Elle lit en diagonale. Aperçoit les mots : “détente”, “yoga”, “nature”, “sérénité”. Des images de forêts envoûtantes, presque irréelles.
Elle répond :
— Ça a l’air sympa.
— Tu veux y aller ?
— Bien sûr.
Puis… silence. Le genre de silence qui précède les virages.
Et soudain, un appel :
— Allô ? Aggy ? C’est maman Christiane du ReFLeT !
Le ReFLeT, cette association discrète qui en fait plus pour les femmes que mille discours ministériels. Une maison de femmes. De soin. De réinvention. Une main tendue, pas un bracelet électronique bienveillant.
Maman Christiane, une militante qui ne cherche pas la lumière, mais sème des refuges là où d’autres préfèrent bétonner les âmes.
Aggy n’a jamais adhéré aux cercles de femmes. Elle s’en méfie. Trop de blessures à vif. Trop de regards en coin. De silences mal digérés. Mais là, elle écoute.
— J’ai cru comprendre que tu étais partante pour Sharabi.
— Euh… oui.
— Parfait ! Rendez-vous samedi, 11h, devant Holistic Human. Juste en face du KFC de l’aéroport.
Oui, peuple. Juste en face du KFC. Parce que la spiritualité adore les contrastes.
Samedi. 11h 30. Elle arrive.
Un petit groupe l’attend. Des femmes, des hommes, tous différents. Tous venus pour des raisons encore floues, mais pressantes.
Personne ne joue les gourous. Personne ne vend de miracle. Mais le mot “thérapie” flotte. Elle l’entend souvent. Elle ne comprend pas encore. Mais déjà… quelque chose en elle frémit.
Elle relit enfin le flyer, cette fois avec attention :
« Sharabi Village – Holistic Human Gabon
Centre d’accueil touristique en pleine nature, dédié à la détente, la revitalisation et la thérapie holistique.
Séjours en solo, en famille, entre amis ou en groupe.
Immersion en forêt, yoga kundalini, respiration consciente, tantra, soins du dos, massages, ateliers émotionnels…
Pour retrouver sa vitalité. Gérer ses émotions. Reprendre confiance. Se libérer. »
Elle lit. Elle sourit. Elle comprend à peine. Mais son corps dit : Va.
Après sept heures de route (oui, sept, parce qu’au Gabon, les trajets ont leur propre dramaturgie), Aggy arrive à Ebel Abanga.
Surprise : il faut encore traverser l’Ogooué. En bateau. Il est 22h. Nuit noire. Elle hésite.
Puis, elle monte. Et là, peuple… la bascule commence. Sous un ciel étoilé, le bateau fend le fleuve. Le silence est plein. La nuit, vibrante. Elle glisse sur l’eau, les yeux écarquillés, le cœur réveillé.
Aggy dira plus tard :
“Ce moment, rien que ce moment, valait le voyage. J’ai senti mon cœur battre autrement.”
Quelque chose l’appelait de l’autre côté.
23h. Nuit profonde. Mais pas menaçante. Une nuit qui dit : « ici, tu peux poser les armes. »
Sharabi. Un mot doux. Un lieu brut.
Pas de téléphone. Pas de klaxon. Pas de montre.
Juste le rythme du cœur. Et le sien, doucement, recommence à battre.
Le site ? Sublime sans arrogance. Des chambres sobres, belles. Des sanitaires propres (oui, on insiste, c’est aussi une forme de respect). Un cercle. Un feu. On parle. On écoute. On pleure. Sans qu’on te dise : « sois forte ».
Le lendemain, tout commence.
Réveil à 4h30. Douche froide. Sādhanā matinale. Yoga kundalini. Respiration. Mantras. Silence.
Repas végétariens. Ateliers sur le corps, le stress, les émotions.
Le corps râle. L’ego résiste. Les larmes montent. Et… quelque chose cède.
Peuple, le yoga qu’on enseigne là-bas, ce n’est pas une posture pour réseaux sociaux. C’est un rite. Une archéologie du soi. Le corps parle là où les mots ont échoué.
On se contorsionne. On chante. On tremble. On transpire des souvenirs.
Aggy a appris à se pencher sur elle-même avec tendresse. À écouter son souffle comme une vieille amie qu’on avait négligée. À honorer ses larmes. À rassembler les morceaux d’elle-même.
Sharabi lui a offert plus que du repos. Il lui a offert une renaissance.
Non, Sharabi ne l’a pas « guérie ». Elle s’est guérie elle-même. Et c’est là, toute la puissance.
Elle n’était pas seule. Il y avait d’autres femmes. D’autres hommes. Des fêlures. Et de la force.
Une tribu passagère. Mais vraie. Solide. Une famille en transit.
Là-bas, entre les arbres, les chants d’oiseaux et les silences respectés, Aggy a retrouvé les fondamentaux de l’humanité :
- Respirer
- Se connaître
- Aimer
- S’aimer
- Vivre, enfin
Et tout ça, elle le doit à quoi ?
À un flyer.
À une main tendue du ReFLeT.
À un “oui” dit dans le flou.
Et à un lieu pensé pour la résilience.
Et pour vous ?
Peuple, peut-être que vous ne prendrez jamais ce bus vers Ebel Abanga. Mais à Libreville, juste en face du KFC, il y a Holistic Human Gabon. Un lieu simple. Un lieu possible.
Pour respirer.
Pour être écouté.
Pour revenir à vous.
Pour les Aggy du monde.
Pour les fatigués polis.
Les solides en apparence.
Les vivants qui étouffent.
Conseils foulosophiques du jour :
On peut revenir chez soi sans régresser.
On peut être cassée sans être finie.
On peut recommencer.
On peut respirer à nouveau.
Même dans un monde qui coupe l’air.
Et parfois, le point de départ… c’est un flyer WhatsApp.
Paco,
foulosophe gabonaise (ou pas), spécialisée en sagesse inutile, contradictions majeures, douceurs assumées et pensées inavouables.
Et à Aggy, une flûte de Regab bien fraîche, pour toutes ses larmes, son courage, et ses silences qui ont enfin retrouvé un souffle.